ARABISANCES, par François Béguin, 1983
Arabisances, ayant pour sous-titre décor architectural et tracé urbain en Afrique du Nord 1830-1950, est un ouvrage écrit par François Béguin suite à une recherche remise au Comité de la recherche et du développement en architecture (CORDA), avec la collaboration de Gildas Baudez, Denis Lesage et Lucien Godin. Il est parut en 1983 via les éditions Dunod à Paris.
1983, la décolonisation de l’Afrique du Nord est achevée : depuis 1956 sans trop de violence pour la Tunisie et le Maroc. Cependant, les séquelles du conflit franco-algérien qui ont abouti douloureusement à l’indépendance en 1962 sont encore vives entre les deux pays. Bons nombres de sujets tabous sont écartés par la France et les relations diplomatiques et économiques sont encore glaciales. Les années 70’ marquent également, en France, la volonté de s’affirmer dans le domaine de la recherche scientifique. Cette initiative touche essentiellement les universitaires, également dans les sections d’architecture. Elle prend la forme d’instance interministérielle consultative ayant vocation à guider et accompagner cette nouvelle politique scientifique. Le Comité de la recherche et du développement en architecture (CORDA) a été créé le 10 février 1972 sous l’autorité de Jacques Duhamel, ministre des Affaires culturelles.
Philosophe, chercheur, géographe et professeur à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles, François Béguin est également l’auteur de Paysage. Un exposé pour comprendre. Un essai pour réfléchir, Paris, Flammarion, coll. « Dominos » parut en 1995. Il participe aussi à la rédaction de Machines à guérir : aux origines de l’hôpital moderne, Liège, Mardaga, coll. « Architecture + Archives », écrit par Michel Foucault, avec Blandine Barret, Anne Thalamy et Bruno Fortier en 1979.
En ce qui concerne l’ouvrage qui nous intéresse, la recherche débute en 1977, elle est contemporaine aux premières études postcoloniales où l’on soulève des questions sur les relations Nord-Sud, Orient-Occident, … L’ouvrage L’orientalisme : l’Orient crée par l’Occident (1978), par Edward Saïd en est un exemple. L’auteur y définit l’orientalisme comme une vision politique de la réalité, sa structure accentue la différence entre ce qui est familier (l’Europe, l’Occident, « nous ») et ce qui est étranger (l’Orient, « eux »).
Dans ce contexte, F. Béguin propose l’étude de l’architecture coloniale au Maghreb et l’évolution de la politique française à son égard pendant plus d’un siècle, entre 1830 et 1950. Son analyse va même un peu plus loin et ouvre les portes de l’arrivée de l’architecture post moderne dans les villes d’Afrique du Nord, mais nous y reviendrons plus tard. Au cours de cet ouvrage, l’auteur rassemble sous le mot arabisance les « nombreuses traces d’arabisation des formes architecturales importées d’Europe » en Afrique du Nord. Il en décrit, dans une première partie, la naissance, les transformations et critiques à son égard. Comment s’est forgé un style de construction bien spécifique à la région mêlant architecture européenne et décors indigènes ? Cette explication chronologique commence dès 1830 avec l’imposition militaire française sur ces nouvelles colonies. Des composants caractéristiques de l’architecture indigène (tels que les minarets, les attiques en créneaux, les moucharabiehs ...) sont ajoutés comme décor aux bâtiments accueillant les programmes de la République : bureau de poste, écoles, préfectures, … On distingue alors deux styles architecturaux dominateurs : le « style vainqueur » et le « style protecteur », tous deux ayant pour but final la démonstration de la puissance française et l’image d’une métropole « soucieuse des traditions ». Le passage du XIXème au XXème siècle témoigne toujours plus de cette puissance paternelle avec une présence administrative coloniale très forte. On parle même de « style Jonnart » ou « style Lyautey », noms empruntés respectivement aux gouverneurs d’Algérie et du Maroc. Sous l’influence du mouvement moderne, ces techniques d’arabisation finissent par être très critiquées au tournant du 1930. En effet, la tendance décorative est disqualifiée au nom de la pureté formelle.
La deuxième partie intitulée Grands tracés est une illustration de la théorie présentée plus tôt, sous la forme d’exemples concrets de politiques urbaines appliquées ou envisagées dans les villes d’Alger, Tunis et Sfax. C’est le point que j’aimerai d’avantage développer et discuter car il traite de la planification des villes d’Afrique du Nord. Il y est question de l’aménagement et l’agrandissement de la ville au profit de la grandeur coloniale. Elle s’organise par la « séparation de deux ordres urbains : celui de la ville coloniale et celui de la ville indigène ». Plusieurs types d’aménagements sont étudiés selon les villes : travaux d’élargissement et d’alignement des rues sur l’existant à des fins militaires, extension ou création de nouvelles villes à côté de la médina. La problématique posée par les limites est alors centrale : dissociation partielle, transition graduée ou extrémisation de la limite afin de sauvegarder la vieille ville et surtout de construire une nouvelle ville mieux adaptées aux besoins des occidentaux. Selon les degrés de séparation, les critiques sont plus ou moins virulentes. D’un côté, l’adaptation à la ville indigène semble impossible pour les besoins coloniaux, notamment en termes d’hygiène, d’agrément et de confort. D’un autre côté, plus les années passent et plus les propositions d’aménagement tendent vers la réalisation d’une nouvelle ville à côté de l’ancienne. Les planificateurs à ce moment-là motivent ce choix par des raisons politiques, économiques, sanitaires, édilitaires et esthétiques. Cela semble en effet plus simple de laisser la médina telle quelle, adaptée au mode de vie des indigènes, dont l’expansion est déjà cernée par les murailles d’enceinte. Pourtant, il est aussi difficile de ne pas reprocher une politique ségrégative. La ville de Sfax, en Tunisie, est l’exemple ultime de cette séparation. Suite aux démolitions pendant la Seconde Guerre Mondiale du quartier jouxtant la médina, les autorités de l’époque décident de construire la ville européenne dans cet espace laissé vide. La muraille est alors dégagée et reconstruite ce qui constitue une « nouvelle forme de théâtralisation des limites ». Pour parer à cette situation, un architecte, Annabi, avait imaginé en 1945 une cité franco-musulmane ménageant les transitions, sans séparer les communautés. On parle alors de cité nouvelle construite ex-nihilo, cette solution apporte une réponse en contournant la question.
Aujourd’hui, on retrouve ce phénomène d’arabisance seulement dans les lieux touristiques. Cette hybridation entre architecture européenne et indigène est l’image diffusée aux étrangers comme caractéristique symbolique alors qu’il est la résultante de l’appropriation et le détournement par les architectes occidentaux du vernaculaire arabe. On se trouve alors dans le Disneyland arabo-musulman qui n’est que la réinterprétation du patrimoine local, basée sur des concepts abstraits plutôt que sur des archétypes formels. Que faire de cet héritage phagocyté par les puissances coloniales quand ces dernières ont contribué à vider le patrimoine de sa substance, de sa profondeur historique, de sa richesse sémantique et de ses atouts fonctionnels ? D’autre part, les nouvelles séparations visibles dans le paysage urbain symbolisent la modernité et la richesse via les immeubles de banques, l’hôtellerie, les gratte-ciels de bureaux,… « Ce n’est plus la concurrence de la ville coloniale et de la ville indigène, mais celle qui oppose désormais l’image supranationale du modernisme et de la richesse à l’image diffuse et pesante du sous-développement. » La ville est toujours le reflet de ségrégation, elle fût raciale, elle est économique. Le milieu urbain affiche ce paradoxe de rassembler tout en mettant en opposition des milieux économiquement, socialement, politiquement différents.
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